mardi 5 novembre 2013

L'automne à Berlin - jour 4

Je suis dans le tram, mes yeux traînent dans le vide. J'ai passé la matinée à lutter contre un mal de ventre déchirant qui m'a laissée groggy et a creusé mes cernes. A côté de moi, une petite fille grimpe sur le dossier du siège en se hissant d'une main, de l'autre elle tient fermement le manche d'un immense parapluie rose à pois blancs. Ses bottes en caoutchouc dégoulinent de boue sur le siège, elle envoie un grand coup de parapluie à une dame très élégante et ponctue son ascension de longs ahanements. Enfin, elle arrive au sommet et s'installe sur son perchoir en jetant un regard de défi aux adultes qui l'entourent, l'air de dire : si tu me grondes, tu vas goûter de mon pébroc. Lorsqu'elle réajuste sa queue de cheval, la manche de son ciré glisse et j'entrevois son bras gauche qui est entièrement recouvert de dessins gribouillés au stylo à encre. L'instant est trop bref pour que je puisse distinguer quoi que ce soit, mais sur le dos de sa main, il y a ça :

(ben oui, on s'était mis d'accord que je ne passerais pas plus de 20mn
sur chaque article. Dans ces conditions, je peux pas te pondre
des trucs soignés, hein)
J'aime observer ces signes cryptés sur les mains des enfants, ces tatouages nés de l'ennui pendant une interminable leçon de calcul ou d'un jeu dans lequel ils faisaient partie d'une organisation secrète de bagarreurs de l'espace.
On me demande souvent ce que signifie mon tatouage, comme si j'avais décidé de me faire inscrire un message dans la peau. Les gens veulent y voir des métaphores, une philosophie de vie, ils s'inquiètent, est-ce que ça va ? Tu es angoissée ? Qu'est-ce que ça veut
dire ? Mais c'est pas les bonnes questions tout ça, tu prends le sujet par le mauvais bout. Je t'explique : j'aime bien les sabliers parce que ce sont de jolies machines, j'aime la texture du sable qui s'écoule délicatement d'une alvéole de verre à l'autre, j'aime la symétrie de l'armature et la dissymétrie qu'y apporte le sable en mouvement ; et puis j'aime Dürer. Alors je me suis fait tatouer un sablier dessiné par Dürer. C'est un motif qui flotte dans ma tête depuis longtemps, j'ai juste attendu le moment où le hasard ferait coïncider des éléments qui donneraient du sens à l'acte de me faire tatouer un sablier.
Le moment est arrivé un dimanche où j'errais seule dans les rues de Toronto. J'arrivais au bout de mon séjour chez un ami rencontré deux ans plus tôt dans le fumoir d'un mauvais club berlinois et dont j'aurais pu tomber amoureuse si je n'avais pas aimé quelqu'un d'autre à ce moment-là. Et à présent que j'étais célibataire, téméraire et avide d'expériences, ce garçon que j'avais rejoint sur un coup de tête était épris d'une autre. C'est au moment où je faisais un peu amèrement le constat de ces occasions manquées que je suis passée devant l'unique magasin ouvert de la rue : un salon de tatouage. Alors pour faire un pied-de-nez à l'ironie de ce sort qui, par la simple force de quelques repères temporels mal placés, avait fait capoter une éventuelle histoire d'amour, je suis allée me faire tatouer l'avant-bras.

15 commentaires:

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  2. Se faire tatouer un sablier de Dürer alors que ta peau n'est pas de cuivre... Je suis quelque peu décu par cette désinvolture.
    Et sinon ça va ? Tu es angoissée ?

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    1. Oui, là je suis angoissée parce que j'ai plus de pain mais que j'ai pas envie de sortir de chez moi à cause que j'ai les cheveux mouillés et je veux pas attraper la mort. Et du coup, je sais pas ce que je vais manger. J'ai faim. Je sais pas quoi faire. A l'aide !

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    2. j'ai discrètement fait passer de la mie de pain noir sous ta porte. c'est tout ce que j'ai pu faire avec la distance

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    3. mensonge ! au pied de ma porte y a rien que des moutons et des pelotes de cheveux.

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    4. Tu es donc parée pour l'Aïd al-Kabīr, logée par là même à bien meilleure enseigne que certains autres. Cesse donc de jérémier.

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  3. haaaa merci Morille. C´est bien l´article quotidien !
    mon tatouage est un sceau d´imprimeur du 19e, trouvé dans un recueil qui compilait des centaines de sceaux. J´étais fascinée par l´élégances des lettres entrelacées.. et quand je dois expliquer que je me suis faite une blague á moi même.. me faire imprimer la signature d´un imprimeur, comment dire..

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    1. je ne saisis pas la blague, tu m'esspliques ?

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    2. voila t´imprimes pas non plus..
      en fait c´est nul

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  4. note du jour : question du jour : possèdes-tu un ou plusieurs sabliers ?

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  5. Salut, moi je suis fan de lépidoptères, mais si je me fais un papillon sur la fesse droite, j'ai bien peur qu'un vieillisant il se transforme en chauve souris...J'aurais néanmoins la grande classe dans les concours de cosplay sur Batman !

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    1. Tu pourrais aussi te lancer dans le porno et faire un film qui s'appellerait Le papillon à la trompe de fer.

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    2. Excellente idée mais j'avais plutôt pensé au Dark Knight RISES, c'est déjà pris je crois...

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  6. J'adore le principe de dire qu'il n'y à pas toujours de significations à tout.
    Et l'idée de l'enfant qui écrit sur sa main… Même adulte, je le fais encore :)

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