mardi 28 janvier 2014

Apologie du croissant en tant que condition sine qua non du bonheur humain

La foule massée sur le quai de la S-Bahn tremblote en chœur, les anoraks hors de prix et les panoplies de sous-vêtements en tissus technologiques ne parviennent pas à isoler complètement les organismes du vent âcre qui souffle dans le hall de la gare d'Alexanderplatz. Sur les grandes baies vitrées, l'épaisse couche de crasse qui obstrue la vue est parsemée de vastes plaques de givre dont la blancheur éclaire le quai d'une lumière inhabituelle.
Il fait -12°C, l'hiver est arrivé à Berlin.

Une jeune femme debout à côté de moi vient de s'acheter un croissant, elle tient précautionneusement le petit sac en papier entre ses moufles et en observe le contenu avec les yeux qui salivent. Le bas de son visage est enfoui dans une écharpe noire pelée en polaire, sous la veste de ski rigide, on devine la cage thoracique creusée, les épaules rentrées, le petit ventre plat, le bassin étroit. La S-Bahn arrive dans une bourrasque de vent glacial et soulève les longs cheveux légers de la jolie petite chose qui vient frotter son nez du bout des moufles avec un geste de raton-laveur. Elle entre dans la rame d'un pas fragile en fixant intensément le sol comme s'il risquait de s'y trouver quelque bestiole en voie d'extinction, et vient s'asseoir en face de moi. Le train démarre, la jeune fille enlève ses gants. De ses maigres mains rougies par le froid (ou peut-être un TOC hygiéniste ? ), elle ouvre le sachet pour en extirper une extrémité de son croissant. Et là où toute personne affamée et transie se serait jetée goulûment sur cette miraculeuse source de gras et de sucre, la petite chose phasmatique arrache à présent un morceau de croissant du bout des doigts puis le dépose sur le bout de la langue, le mastique consciencieusement et, au moment d'avaler, rentre la tête dans sa vilaine écharpe noire d'un air coupable. Chaque bouchée qu'elle arrache au croissant semble lui coûter une énergie considérable, elle ne se sert que de son pouce et de son index et, dans l'effort, ses autres doigts se replient selon un angle ridicule, comme des brindilles sous l'effet d'une trop grande chaleur.

Ah ma pauvre, comme tu as du te sentir dévisagée dans ton festin d'oisillon ! Mais c'était plus fort que moi, à la fois fascinée et horripilée, je ne pouvais pas détacher mon regard de ce spectacle miniature. J'ai essayé de ne pas te haïr, de te prendre en pitié, plutôt, car quelle tristesse que ta condition de fille qui ne mord pas dans les aliments ! Songe-donc à ces huit incisives et ces quatre canines (quelles belles dents, les canines ! ) sacrifiées sur l'autel de la coquetterie ! Quel gâchis ! Oh comme j'aurais aimé te conter tous les plaisirs dont tu te prives ainsi, triste sotte ! Mais mal embouchée que j'étais, du fiel plein la tête et l'estomac au bord des lèvres, tout ce que j'ai su faire, c'est te jeter des regards dédaigneux et maudire ton engeance, celle des filles mignonnes qui picorent, qui commandent une salade au restau italien, qui, quand elles ont bu une pina colada et prennent des photos délire avec leur bestah, ont deux grimaces à leur répertoire : loucher et tirer la langue (mais pas trop), ces filles qui portent leur bonnet mou sur l'arrière du crâne pour mettre le joli ovale de leur visage en valeur, qui éternuent par le nez avec un petit bruit de chiot (d'ailleurs, ces filles ont toujours des petits nez ! ), qui pensent que savoir endurer les douleurs menstruelles et l'épilateur électrique fait d'elles des femmes fortes mais considèrent qu'en contrepartie de ça, elles méritent d'être traitées comme des princesses par leur mec (ne riez pas ! Je vous jure que j'entends ce genre de discours même parmi des gens très instruits ! ), qui t'assurent que le lait de riz c'est meilleur que le lait de vache et qu'un bon tofu grillé ça vaut tous les steaks du monde, bref, cette engeance dont j'ai une peur panique qu'elle me happe dans son joli siphon depuis que j'ai appris que mon foie était dans un sale état et qu'il fallait que je mette la pédale douce sur la gnôle, la viande, le fromage et les gâteaux. Dites-moi, est-ce que je vais moi aussi devenir mignonne si je change mon alimentation ? Est-ce que le soja ramollit le caractère ? Est-ce que c'est possible de danser toute la nuit sans vodka maté ? Est-ce qu'une nourriture saine diminue le capital sympathie ? 
Les amis, j'ai peur.

 photo sympathie_zps062c6e28.jpg

Edith : Aristote, dans sa Poétique, me fait signe qu'il n'est pas trop d'accord avec ma vision des choses : 
"S'agissant des caractères, il faut viser quatre objectifs.Le premier est qu'ils soient bons. Comme on l'a dit, il y aura un caractère si les paroles ou les actes révèlent une détermination. Le caractère sera bon si cette détermination est bonne. Cela est possible pour chaque genre de personnage, car une femme aussi peut être bonne, et aussi un esclave, même si, de ces deux genres, l'un est plutôt inférieur, et l'autre tout à fait.
Le deuxième objectif est la convenance du caractère. On peut donner la virilité comme caractère à un personnage, mais il ne convient pas à une femme d'être trop virile ou trop intelligente."

11 commentaires:

  1. Ah oui ces meufs... au lycée elles avaient toujours des kleenex (pendant que je faisais des stocks de PQ à l'inter cours), des stylos non mâchonnés (pendant que j'avais la bouche remplie d'encre de Bic) et quand elles gommaient elles tenaient bien leur feuille (pendant que la mienne se chiffonnait sous un gommage rageur)
    Les miss parfaites puent du uc et tu as bien de la fixer ! j'espère qu'elle était bien mal à l'aise
    oui je suis une pute méchante

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    1. merci pour tes encouragements, pute méchante. j'ai toujours les foies pour mon foie (ahaha. ha. ha) mais ton soutien me fait chaud.

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    2. de rien de rien, mais j'ai peur pour cette phrase " savoir endurer les douleurs menstruelles et l'épilateur électrique fait d'elles des femmes fortes mais considèrent qu'en contrepartie de ça, elles méritent d'être traitées comme des princesses par leur mec"
      est-ce du premier degré ? des gens soutiennent-ils réellement cela ? pourrais tu développer un peu pr moi cette théorie ? je n'ai pas eu la chance de rencontrer qlq pour me l'exposer :(

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  2. Ha! Ha! Haaaaaa! crie de triomphe, de joie et de sororité. Je te comprends TELLEMENT. Je suis excatement pareille ma pauvre Morillenounette. J'ai envie d'exterminer les filles qui bouffent leur croissant de cette horripilante manière depuis l'école primaire. J'aime les filles qui ont des miettes sur le menton. J'aime celles qui pètent et disent "j'ai pété!" celles qui rotent après un Coca, celles qui, bourrées, déshabillent le plus beau mec de la night, et font la Macarena version post punk sur le comptoir. En gros, je t'aime et je m'aime.

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    1. la macarena version post punk ! ça j'ai encore jamais fait. j'ai encore beaucoup à apprendre de toi, ma grande soeur dévergondée.

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  3. A chaque fois que j'essaie de lire tes articles, la fille qui décolle ses seins me déconcentre. Comme un ptit truc dans le coin de la page qui s'agite.. Est-ce possible de mettre une image fixe de croissant au beurre par exemple ?

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  4. Etrange, j'aurais dit "condition sine qua non au bonheur humain" et non pas "du".

    Cette phrase introductive sous forme de prologue ne doit pas m’éloigner de la mission première que je m’étais fixée aux prémices de la rédaction de mon message et qui relevait bien plus d’autre chose que de la chose première que je traitais (qui malgré son statut flatteur de « première » n’en demeure pas moins qu’annexe)

    Bref, je voulais tout simplement te faire part de mon admiration devant la qualité narrative de ce texte. C’est beau. Simplement beau. Merci à toi.

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  5. je retiens : "phasmatique"
    autant le raton-laveur est universellement reconnu comme "plutôt mignon", autant je crois le phasme est au top pour des personnes, genre... comme moi

    et... "-12" <- c'est pas humain, pour moi normalement tu meurs en 8 secondes à une température pareille

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    1. Visiblement, tu n'es pas le seul à trouver les phasmes sympa :
      http://a405.idata.over-blog.com/1/22/39/92/phasme/lna-phasme.jpg
      http://ecoles.ac-rouen.fr/rousseau/Dossiers/phasme/phasme_fichiers/image005.jpg
      http://ecolesept.saulx.pagesperso-orange.fr/2007/classe/phasme/phasme5.jpg

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