(je t'ai fait une coupe de cheveux un peu ringarde, j'espère que tu ne m'en veux pas) |
Pour toi, par amour des expériences extrêmes, j'ai décidé de faire une critique comparative du dernier album de Moderat et d'une portion de Königsberger Klopse sous vide.
Pourquoi le dernier album de Moderat?
Parce que tous les médias branchés en parlent, parce que Flux FM (sorte d'équivalent allemand de Radio Nova sans la nostalgie soul) nous assène Bad Kingdom depuis des semaines, parce que les
Berlinois, entre deux rondelles de currywurst,
n'ont que ça à la bouche. Pourquoi les Königsberger Klopse? Parce
que je n'en ai jamais mangé alors que pour 93% des Allemands, il s'agit là de la spécialité régionale la plus célèbre de leur pays.
Nous avons donc d'un côté Moderat, un
conglomérat (ou supergroupe) né en 2002 du rapprochement des gars
de Modeselektor, Gernot Bronsert, né en 1978 à Woltersdorf, un
village qui possède une écluse et un tramway, et Sebastian Szary,
né en 1975 à Rüdersdorf, ville célèbre pour ses carrières de calcaire et son Rockpoet, et de Sascha
Ring alias Apparat (en français : Appareil), né en 1978 à
Quedlinburg.
De l'autre, il y a une barquette de
Königsberger Klopse, un plat originaire comme nos trois artistes
d'Allemagne de l'Est et qui consiste à pêcher des boulettes de
viande et des pommes de terre nouvelles dans une mare de sauce
béchamel aux câpres.
L'album dont il est question est intitulé II parce que c'est le deuxième et parce que c'est ringard de chercher à donner un titre à un album. Il est orné
d'un homme en chemise orange qui, sur un fond bleu pâle, enfile ou
retire un visage humain en entr'ouvrant la bouche. D'entrée de jeu,
l'image est ambiguë : ce type qui n'a pas l'air en très bonne santé
(hey, sa peau est mauve, quoi.) est-il en train de se dévoiler ou de se
masquer?
Mes Klopse, eux, ne laissent pas de
place à l'équivoque : ils s'affichent joyeusement dans leur petite
assiette de sauce en compagnie de jolies patates bien jaunes
saupoudrées d'un persil qui ne fait même pas l'effort de la
vraisemblance et flotte sur l'image en faisant la nique à toutes les
règles de perspective (voir fig. 2).
22h53, j'ouvre l'emballage de ma
barquette de Klopse et lance l'album de Moderat.
01 The Mark (Interlude) Dans l'écuelle en plastique noir
gisent cinq boulettes grisâtres, les pommes de terres ont un teint
cadavérique. Elles sont plongées dans une espèce de liquide
séminal à la texture inquiétante : quand j'y plonge le doigt, il
en ressort sec. L'effroi me glace. Le vent souffle dans les feuilles
sèches. Il pluviote. Une sorte de chœur synthétique qui fout bien
les foies stagne sur un accord mineur. Peu à peu, un frelon menaçant et visiblement défoncé, à en croire ses
bégaiements et les flatulences dont il parsème ses propos décousus, émerge de l'ombre. Vers
1'34, son état se dégrade considérablement et le glissando
lamentable dans lequel il s'échoue nous fait bien comprendre qu'il
n'y a plus grand'chose d'autre à faire que le laisser cuver son pot belge.
L'histoire pourrait se finir là comme une fable de La Fontaine,
j'irais siroter tranquillement ma sauce aux câpres et me mettre au
lit. Mais non, car...
02 Bad Kingdom ...SURPRISE! Un éléphant arrive à
cheval sur un gentil beat dubstep qui ressemble diablement à
l'instru de Wicked, d'Ali G. Et voilà que Sascha (comme Sacha Baron
Cohen! cette coïncidence n'est-celle pas troublante??) se met à
chanter par dessus tout ce bestiaire avec sa voix de fausset. "This
is not what you wanted, not what you had in mind".
Effectivement. Je ne m'attendais pas à ce que les Königsberger
Klopse soient un truc aussi minable, merde quoi, König ça veut dire
roi, et puis l'emballage en carton affichait fièrement
"Genießerküche", "la cuisine des gourmets". Je
plonge rageusement mon écuelle dans son bain-marie tandis que la
chanson s'achève sur les ahanements torturés de Sascha qui se prend
pour Amy Winehouse.
03 Versions Nouveau morceau, même nombre de BPM.
Beaucoup de réverbération, plusieurs couches translucides se
superposent. Des voix, très loin, disent "hé" et "ho".
Le clin d'oeil à Tragédie est évident pour l'oreille affûtée du
mélomane. C'est peut-être ça, la marque d'un album de qualité : de
même que Tarantino fait du cinéma sur le cinéma ou que les
compositeurs du Moyen-Âge reprenaient dans leurs morceaux les cantus
firmi de leurs maîtres, Moderat rend subtilement hommage à ses
influences musicales (et avez-vous remarqué que si l'on remplace les
deux premières lettres de "Moderat" par un G et un I et
qu'on y rajoute encore un E, on obtient le mot Giderate, qui, certes, ne veut rien dire mais est une anagramme PARFAITE de "Tragédie"??? Là
encore, je ne crois pas à la coïncidence). En outre, le beat, de
par ses contretemps en maracas, a une couleur tribale enjouée qui
n'est pas sans rappeler la Compagnie Créole. Je me surprends à
fredonner "Ca fait rire les Klopse" et constate que ces
derniers, sous l'effet de la chaleur, frissonnent à présent dans la
sauce comme des oeufs de gremlins.
04 Let in the Light Pour ce morceau, Sascha Ring a été
s'immerger pendant deux heures et demie en continu dans la béchamel le Schlachtensee, un petit lac au sud de Berlin qu'il
affectionne tout particulièrement. Il explique : "On voulait
essayer de mettre en musique cette sensation démente qu'on avait
quand, après une nuit blanche au Sisyphos, on allait faire des
concours d'apné au lac avec les potes. Tu sais, quand tu perds le
contrôle, que tu as des flashes de MD et le cerveau qui bourdonne
sous la pression de l'eau. En général c'est le moment que
choisissait Moritz (alias Siriusmo, producteur de musique électro et
designer des pochettes des albums du groupe, ndlr) pour venir
m'arracher mon slip [rires]". Le texte a été chanté sous
l'eau, dans un tuba, ce qui entrave malheureusement une partie de la
compréhension des paroles. C'est dommage, car on passe ainsi à côté
de très beaux moments comme par exemple : "My spirit rises off
the plate, in front of me". Justement, parlons-en, de l'assiette
que j'ai en face de moi. Si le bain-marie n'a pas rendu leur éclat
aux Klopse, il leur a en revanche fait exsuder de petits yeux de
graisse qui me fixent d'un air de défi. Ils ne perdent rien pour attendre.
Genèse de l'instru de Versions (allégorie) |
05 Gita est une sorte de sandwich
indigeste où 5 pistes de voix sont empilées de manière aléatoire
pour faire semblant que les musiciens ont compris les principes de
l'harmonie et du contrepoint. Gita, c'est un peu le Boléro de Ravel
du hipster. Aux abords du refrain surgit un petit bruit horripilant
qui matérialise ma vision de l' enfer : un endroit en deux
dimensions, sans perspective, à l'oxygène rare, dans lequel des
fenêtres de chat facebook s'ouvrent dans tous les sens avec ce petit
bruit insupportable de fenêtre de chat facebook. Pour me calmer, je
mange une boulette. Puis une patate. Puis une boulette. Je mords sur
une câpre. Incroyable, tout a la même texture, une sorte de
compromis entre le liquide et le solide, ça tient sur la fourchette
mais ça se désagrège instantanément sur la langue. Comme la
chanson que je suis en train d'écouter, qui aguiche en prenant l'air
complexe mais éclate d'inconsistance aussitôt qu'on y prête un peu
l'oreille (tiens, Morille, voilà un bon point pour ton analogie tirée par les cheveux. Mets fin à cet article, maintenant, merci).
06 Clouded (Interlude) Après cette fumisterie, les mecs ont
bien compris qu'il nous fallait une pause. Ils nous gratifient donc
d'1'32 de vasouillage sans intérêt de l'acabit de ce qu'on te fait
écouter chez Yves Rocher quand tu patientes avec ton masque
dilatateur de pores en attendant que l'esthéticienne vienne te
presser les comédons. C'est immobile et morne comme les yeux d'une tenancière de solarium et le seul mérite de ce morceau est de
s'éclipser aussi honteusement qu'il était apparu, en fade out, le
beat entre les jambes. Bien fait.
Tantale tendant les bras vers l'arbre à Klopse |
07 Damage Done Il y a autant de pommes de terres que
de boulettes (5) et très exactement 10 câpres dans mon plat. Du
coup, je mange un Klops, une patate, deux câpres, un Klops, une
patate, deux câpres.
Ouf, on voit le bout. Damage Done
commence dans une brume à la con, sur laquelle vient se poser la
voix toujours désespérément dénuée de charisme de Sascha qui
nous raconte mollement des histoires de questions sans réponses et
de larmes qui font mal. La pulsation étant quasiment inexistante, je
te propose comme moi de tromper l'ennui avec un petit atelier beatbox
qui apportera un peu de relief à cette chanson. Un, deux, trois, quatre :
(si tu es super fort, tu peux même
taper dans tes mains sur les contretemps) (les contretemps, c'est là
où tu dis "ps", "ps", "tate" et "pre")
08 This Time La dernière chanson commence comme
Damage Done. Même tonalité, même pulsation. Retour du vent dans
les feuilles, quelques cigales. Un bruit récurrent qui ressemble à
des coups de pelle. Je m'apprête à écrire une saloperie, quand, soudain, un bourdonnement d'abord imperceptible se met à enfler
lentement puis vient éclater dans un refrain vibrant et profond
comme un arc-en-ciel très épais. Ca flatte le bas-ventre, c'est
parsemé de bribes délicates de claviers, de flûtes, de percussions
claires, et surtout, le chanteur a enfin disparu. Il est peu après
minuit, les Klopse me pèsent déjà sur l'estomac et This Time a la
décence de ne pas en rajouter une couche. Je me laisse doucement
bercer par cette jolie musique d'ameublement tandis qu'un papillon de
nuit qui s'est perdu dans mon lampion Ikea agonise en frétillant
contre le papier.
Fin de l'expérience.
Fin de l'expérience.
Königsberger Klopse mit Kartoffeln,
Keunecke, 2,79€
II, Moderat, 19,99€
Je vais essayer un album de Patrick Sebastien en mangeant du cassoulet !
RépondreSupprimerExcellente idée. N'hésite pas à nous faire part de tes observations.
SupprimerComplètement barré ce billet! J'adore! Je n'ai jamais goûté aux Königsberger Klopse de ma vie, et pourtant à la cantine, il y a eu bien des occasions... Mais après le fiasco des Thüringer Klöße, je n'ai jamais trouvé la force de m'attaquer aux Klopse. J'admire ton courage, et ton inconscience d'avoir tenté un plat cuisiné de grandes surfaces, même quand c'est écrit Genießerküche sur l'emballage... Beurk.
RépondreSupprimerJe pense que ça peut être très bon, les Klopse. J'essayerai d'en faire moi-même cet automne, j'ai trouvé plein de tutoriels vidéo qui me mettent l'eau à la bouche, par exemple celui-ci d'"Oma Luzi" : http://www.myvideo.de/watch/7487309/Wie_koche_ich_Koenigsberger_Klopse
SupprimerCet automne? Tu as l'habitude de planifier des repas plusieurs saisons à l'avance? Remarque, c'est pas con.
Supprimer;-)
Curieusement, ça m'a donné envie de goûter :(
RépondreSupprimerOuais mais toi t'es un grand malade (rassure-moi, ça ne t'a pas donné envie d'écouter l'album?).
Supprimerc'est malin, je reste sans voix
RépondreSupprimermais je n'ai envie ni d'écouter cet album, ni de manger ce plat.
donc mission accomplie, je crois ?
bravo Morille !
accessoirement et plus sérieusement, peut-on (peux-tu ?) s'y connaitre autant en musique et apprécier la "musique populaire" ?
RépondreSupprimerD'abord, merci pour le compliment. Mission accomplie, en effet. Ensuite, je réponds oui et trois fois oui à ta question, mais c'est un sujet qui mériterait d'être développé toute une soirée autour d'un certain nombre de bières.
Supprimerrendez-vous est pris : j'amène les bières !
SupprimerParfait.
SupprimerCa c'est du date rondement fixé!
SupprimerTu te joindras à nous? (mais jusqu'où ira-t-elle??)
SupprimerHello jeune écrivaine,
RépondreSupprimerSaurais-tu me dire les paroles du refrain de Damage Done ? (I've seen the damage, I've done it before, ********** ?)
Thank you, and I like the way you write !
C'est une excellente question, je te remercie de me la poser, mais je crains de ne pas pouvoir y répondre, entre autres parce que je ne suis pas parfaitement anglophone, parce que Sascha Ring a une diction dégueulasse et parce que les textes n'ont ni queue ni tête. Moi j'entends : I see the damage I've done, ripped the top from my high. Donc : je vois les dégâts que j'ai commis, j'ai arraché le sommet de mon point culminant.
SupprimerLOL
J'ai la chance d'avoir une petite amie allemande qui me concocte parfois des petits plats, dont les fameux Königsberger Klopse. Cela m'évite ainsi des actes insensés, comme acheter des barquettes industriels afin de découvrir la culture culinaire allemande. Ce mets reste pas du tout gesund (les seuls légumes étant effectivement des câpres et, voire, des oignons broyés dans les boulettes, je sais pas si ça compte)), mais c'est du bon gras maison préparé avec amour.
RépondreSupprimerNéanmoins, que va-t-on devenir si même les musiciens allemands se mettent eux-même à faire de la musique de supermarché ne donnant même plus envie d'aller se réchauffer en club pour tenir l'hiver ?
Des bons Klopse pleins d'oignons et d'amour, ça vaut toutes les soirées en club du monde, non ?
RépondreSupprimerC'est vrai ; je n'aurai à présent plus aucun mal à accepter le réconfort procuré par la chaleur d'un petit plat exotique (Klopse ou, plus communément, döner, spécialité culinaire pas moins berlinoise), suite à une déception vécue sur le dancefloor.
SupprimerMerci pour cet article.
Perso, j'adore cet album, ainsi que Apparat. Je trouve la critique un peu rapide, malgrè un style décalé culinairement.
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