Que serait un blog sans un billet
d'humeur commençant par "Y'a des jours comme ça..." ? Ça
ne mériterait pas vraiment le nom de blog, tu ne trouves pas ? Ce
constat m'a sauté au visage ce matin, pendant que je faisait caca
(Samy, cet incipit t'est dédié), et il semblerait que la journée
qui a suivi ait été chorégraphiée par quelqu'instance divine pour
me donner matière à écrire ce billet d'humeur.
Constat sautant au visage de l'auteur (allégorie) |
Donc : y'a des jours comme ça où j'ai
envie de gazer des gens. Aujourd'hui, ils se sont tous donné le mot.
Ça a commencé ce matin dans une librairie française où je me rendais, victime d'une crise aiguë de manque de BD, avec l'espoir d'y trouver de quoi calmer ma fièvre.
Il règne dans le magasin une atmosphère chaleureuse qui invite à
la promenade, je me balade d'étagère en étagère, je fouine dans
des piles de fanzines, je feuillette des nouveautés de la rentrée
littéraire, je ris bêtement devant des cartes postales de
Wandrille, je suis agréablement surprise par tout ce que je trouve.
Moi, une librairie française à Berlin, j'imaginais ça comme un
dépôt éclairé au néon, un truc aseptisé plein de bouquins de la
Pléiade et d'éditions GF bilingues de Thomas Mann à 16€ pièce,
à cause des frais d'import, tmtc. Donc là, je suis ravie. Une vendeuse sympa m'accoste sur
mon petit nuage pour me demander si je cherche quelque chose en
particulier, et moi, toute grisée que je suis, je lui réponds :
"Vous n'avez pas Gonzaï par hasard ?". A ces mots, comme
si je venais de prononcer une formule magique, un vieux
échalas en slim rouge émerge du néant et tonne "AH NON ! ".
Je sursaute. Pendant le quart d'heure qui suit, ce grand type fagoté
comme un fan de Téléphone m'expliquera par le menu pourquoi je suis
une idiote de vouloir lire ce torchon d'arrogance germanopratine, et
que si c'est pour persister à me vautrer dans ce genre de
saloperies, c'est pas la peine de venir vivre à Berlin. Je suis
prise de court, je me sens devenir rouge, comme on est samedi matin
et que j'étais juste sortie pour feuilleter des bédés, je n'avais
pas cru nécessaire de prendre mon sens de la répartie avec moi. Je
tente de me défendre mais les ripostes de mon adversaire sont
tellement cinglantes dans leur mauvaise foi que je ne peux rien
faire. Je ressors du magasin le plus dignement possible, frustrée de
repartir les mains vides et sonnée par cette bagarre à laquelle je
ne m'attendais pas. Tu ne perds rien pour attendre, vieil ayatollah
de la francophonie. La prochaine fois, je viendrai avec mes potes de Lichtenberg, on
te pétera les dents à coups de XXI, on te bottera ton cul fripé
avant d'y carrer quelques exemplaires de Schnock, puis on
t'enveloppera comme un nem au porc dans tes affiches de SP38 et on te
pendra au plafond jusqu'à ce que tu promettes de devenir un gentil
libraire et de ne plus jamais donner de leçons aux gens. Peut-être
qu'on te coupera un doigt ou qu'on te fera un nœud dans les couilles
pour que tu te souviennes bien de ta promesse, je ne sais pas encore,
on verra. Tu vois, je suis pas vache, je te préviens.
Je vais évacuer mon agressivité au
piano et me défoule en tapant comme une brute sur les basses du
Grand Tango de Piazzola pendant deux heures. J'ai l'avant-bras
brûlant et des courbatures dans la paume, mais je me sens mieux. Je
quitte ma salle, je sautille en fredonnant dans le grand escalier et
vais rendre ma clé au concierge. C'est là que je t'ai vu. Tu étais
devant moi, tu voulais prendre la clé de la salle 305. Tu portais un
gilet en toile de jute, des Vans sans lacets trouées et sur ta tête
trônait, emberlificoté comme une merde d'escargot, un énorme tas
de dreadlocks. Tu avais des yeux rieurs derrière tes petites
lunettes, et s'il n'y avait eu cette odeur persistante et âcre de
sous-bois moisi qui émanait de ton gilet, je t'aurais bien tapé sur
l'épaule en te disant yé, man. On aurait sympathisé, on serait
allés fumer un petit bédo dans le parc aux lapins derrière la fac,
on aurait fustigé le carriérisme dégueulasse qui règne chez les
pianistes classiques et tu m'aurais raconté ton road trip en
camionnette dans les Balkans, où tu déchargeais ton piano dans des
petits villages au hasard de ta route et tu jouais des Préludes de
Rachmaninoff en échange d'un bol de soupe et d'un bout de lard. Mais
non, tu as ignoré ma présence et as préféré engager la
conversation avec notre vieux concierge qui lisait tranquillement un
bouquin. De ton ton le plus infantilisant, le même que tu prenais
pour raconter des histoires aux gamins du village quand tu as fait
ton séjour humanitaire au Bénin, tu as dit :
"Oh ! Vous lisez
un livre ! "
Le concierge a levé les yeux, t'a regardé,
interloqué, et tu as poursuivi : "Je trouve ça vraiment bien,
que vous lisiez un livre. On n'en voit pas souvent, des concierges
qui lisent. La plupart du temps, ils ne font que regarder bêtement
la télé dans leur loge. Non vraiment, c'est bien, continuez comme
ça, il faut lire des livres". Le concierge commençait à être
gêné, il s'est replongé dans son bouquin, mais tu as encore cru
bon d'ajouter : "En plus, à votre âge c'est important de
continuer à faire fonctionner le cerveau, et pour ça, la lecture,
c'est idéal ! ". Tu ne saurais jamais qu'à ce moment, il y
avait une fille, derrière toi, qui souhaitait ta mort. Bien sûr, si
tu l'avais su, tu n'aurais probablement pas compris comment on peut
s'énerver comme ça et m'aurais recommandé de prendre de l'huile
essentielle de valériane et d'essayer la technique Feldenkrais pour
apaiser mes tensions. Oh comme j'ai haï l'arrogance qui suintait de
tous les trous de ton gilet, je t'ai haï au nom de toute ton espèce,
celle des gens qui savent tout et ne peuvent pas le garder pour eux,
celle des gens qui fond des expériences comme on fait un catalogue
et se baladent à travers la vie avec ce savoir sous le bras, prêts
à le dégainer dès que l'occasion se présente. Ouvre donc les
yeux, ducon, et tu verras que le plus intelligent de vous deux, c'est
ce concierge deux fois plus grand et gros que toi qui aurait pu te
flanquer une rouste pour ton insolence mais qui a préféré se
replonger dans son livre sans te répondre.
Je rentre chez moi, passablement
irritée par cet épisode qui me conforte dans le mépris des
babloches* que je porte en moi depuis cette colonie de vacances où
Renaud (12 ans, torse nu sous sa salopette, cheveux longs, bracelet
Sinsemilia) avait préféré danser les slows de la boum avec
Stéphanie, qui portait des soutifs et avait des mèches rouges,
alors que moi, dans mon t-shirt Käpt'n Blaubär, je me consumais
d'amour pour lui.
Dans le tram, je me retrouve assise à
côté d'une femme qui sent l'encens et porte des vêtements pleins
de cordons, de tirettes, de poches et de pendeloques en feutrine.
Alors qu'elle se plonge dans son livre électronique, une jeune fille
handicapée vient s'asseoir en face d'elle. La fille fixe le gadget
en louchant derrière ses lunettes épaisses. Sa frange a été
coupée de travers, son menton est humide de bave, elle fredonne, se
dandine sur son siège en tortillant une feuille de papier entre ses
doigts et finit par dire d'une voix pâteuse mais intelligible : "Je
peux te demander quelque chose ? ". La femme aux tirettes lève
les yeux et retrousse le nez en voyant son interlocutrice.
"Hein, je peux te demander quelque chose ?
- Mmmh...
- Tu peux me dire quand on arrive à Knaackstraße ? Faut que je descende là, c'est là qu'il y a mon école. (elle déplie la feuille qu'elle tenait entre ses mains, c'est un papier qui détaille son nom, son adresse, explique qu'elle est handicapée, que son école se trouve à l'arrêt de tram Knaackstraße et qu'il faut appeler à tel numéro si elle se perd)
- Mmmoui d'accord, je te dirai.
- Ah super merci ! C'est encore loin ?
- Quatre stations, mais je te dirai quand tu devras descendre.
- Ah super ! Tu lis quoi ? C'est un livre ? J'ai vu ça une fois à la télé, c'est un livre sans papier, c'est ça ?
- Oui (lève les yeux au ciel).
- A l'école on a des ordinateurs. Ton livre c'est comme un ordinateur ?
- Pas vraiment.
- Et là, il y a encore combien de stations ? Je dois déjà descendre ?
- Non.
- Tu es sûre sûre ?
- (hausse le ton) Mais puisque je t'ai dit qu'on y est pas encore !
- Ah bon.
- (froncement ostensible de sourcils, grommellement)
- Ça t'embête que je te parle ?
- (soupir)
- C'est quoi la station là ?
- Mais lève les yeux, c'est écrit en gros juste au-dessus de ton nez, merde !
- Pardon, je sais pas lire.
- Ben alors ouvre tes oreilles, la voix vient de le dire : Metzer Straße !
- Quoi ?
- Parce que t'es sourde aussi ou quoi ??
- Oui, un peu, mais j'ai un appareil. Bon alors salut, je crois que je dois sortir à la prochaine, c'est juste ? Merci, et désolée, je voulais pas t'embêter. Désolée"
La petite chose à lunettes est sortie
à son arrêt, tu n'as pas daigné lui répondre, même pas un au
revoir. Au lieu de ça, tu t'es tournée vers moi en soufflant et en
faisant les gros yeux. Je n'ai rien trouvé d'assez infâme à te
dire, tu sais, j'avais laissé mon sens de la répartie chez moi ce
matin, et puis j'étais fatiguée. Alors au lieu de me mettre en colère, je me suis sentie très triste, moins pour cette fille qui a peut-être déjà oublié l'incident que pour toi qui ne connaîtras ni ne susciteras jamais l'empathie.
* pour la définition du terme babloche, voir ici
Bigre, mais moi aussi j'étais seule contre le reste de l'humanité hier...
RépondreSupprimerCe qui est ennuyeux, ici, c'est que j'en viens très vite au stupide et facile raccourci de "C******* d'Allemands"...
Très est drôle et même touchant... et me voilà moins bête avec un nouvel adjectif (germanopratin) à mon vocabulaire :) Alors merci à l'auteur !
RépondreSupprimerEt je ne vois pas ce qu'il y a de germanophobe là dedans. On a même un con de libraire qui est Français, et un concierge qui bouquine tranquille est qui est allemand...
c'est vraiment bien écrit!
RépondreSupprimerC'est super drôle, et pourtant je n'ai pas envie de rire du tout. Non en fait, je me sens comme toi à la fin de cette aventure : profondément triste.
RépondreSupprimerMerci les gars (et par gars j'entends aussi filles, on s'est compris hein).
RépondreSupprimerEt en effet, je n'ai pas l'impression qu'il y ait de la germanophobie là-dedans.
Des fois il faut écouter cette petite voix dans ta tête qui dit "tue les, tue les, TUE LES!"
RépondreSupprimerNonnonnonnon moi je suis AMOUR.
SupprimerTu étais chez Zadig? suis juste curieuse ;)
RépondreSupprimerSi je n'ai pas cité le nom de la librairie dans mon article, ce n'est pas pour le faire dans les commentaires ;)
SupprimerQuelle chose amusante. Quelle chose horrible et sordide. Mais putain, quelle chose sordide et horrible.
RépondreSupprimerOui, c'est laid, hein ?
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