jeudi 14 mars 2013

Peter Lenk - Une sculpture chez le ferrailleur

Die Karriereleiter (source)
J'ai découvert Peter Lenk par hasard, en allant manger du poisson cru avec Nani pour reprendre des forces après un cours épuisant sur la Petite Suite de Debussy. Travailler ces morceaux délicats avec Madame Poiscaille, une vieille Russe patibulaire à lunettes teintées qui cache sur son armoire une boîte en fer-blanc rouillée remplie de mégots, c'est impossible, c'est contre nature comme le coït d'un ours et d'une musaraigne. Nous sortons donc lessivées de cette heure et demie de viol et Nani m'entraîne à deux pas de là (là étant le bâtiment de la UdK à Spichernstraße), chez Ishin, dans la Bundesallee, me promettant que leur saumon est dément. Au croisement avec Hohenzollerndamm, j'avise une immense échelle devant un immeuble gris. Je m'approche, le bâtiment appartient à la Investitionbank Berlin, et à cette échelle d'une dizaine de mètres de haut sont agrippées les statues de trois hommes en costard, l'un dépenaillé, bide à l'air, lunettes et bouc, brandit un attaché-case et flanque son pied droit dans le visage de celui qui  tente de monter derrière lui, et le troisième, tout en haut, un vieil homme décharné aux grandes oreilles, tient un porte-documents à bout de bras et pointe une lampe-torche en direction des deux autres personnages. J'avais été frappée de voir une telle sculpture devant une banque. Je n'étais pas interloquée simplement par le culot de la scène, mais par la beauté de ces trois corps tous arc-boutés différemment sur une échelle qui, sans eux, aurait été parfaitement crédible dans le rôle de sculpture monumentale du genre de celles qu'on trouve un peu partout sur les parvis de centres commerciaux ou les parcs de Berlin. Non, là, sur cette immense structure géométrique, il y avait trois types en équilibre instable, on devinait les plis de la chemise trempée de sueur qui colle au ventre, les épaulettes des vestes de costume trop cintrées qui refusent de suivre les corps qui se tordent, le mouvement sec du pied qui dérape sur l'échelon. C'était fin et violent, et très touchant.
Je suis repassée plusieurs fois devant la sculpture, et un jour elle a disparu. Il ne restait que le socle, avec la marque des deux barreaux sciés à ras. J'ai été triste et choquée, et puis je n'y ai plus pensé. Je ne sais plus pourquoi, ce matin, je me suis soudain demandé ce qu'étaient devenus les trois hommes sur l'échelle. C'était en analysant les accords de la marche funèbre dans La mariée était en noir, probablement que mon cerveau fouillait les poubelles pour trouver un moyen de me distraire de mon travail, quoiqu'il en soit j'ai trouvé le nom du sculpteur, Peter Lenk, et suis tombée sur un paquet d'articles de journaux, notamment de la TAZ, qui racontaient comment la sculpture avait été sciée en catimini une nuit de novembre sur ordre de la Investitionsbank qui, après un changement de président, a décidé de se débarrasser de cette oeuvre encombrante "qui provoque et dénigre les employés" (Interview de Jens Holtkamp, porte-parole de la IBB, dans la TAZ du 6 novembre 2012). Le sculpteur n'était au courant de rien et la IBB refuse de lui dévoiler où est son oeuvre, tout en se déclarant "ouverte au dialogue". La sculpture aurait été prêtée à "une entreprise qui lui manifestait de l'intérêt". Quelques semaines plus tard, un lecteur de la TAZ aperçoit l'échelle chez un ferrailleur de Neukölln, en bord d'autoroute. C'est lui qui l'a démontée au début du mois de novembre, il se dit ravi de la situation, il est très content d'avoir l'oeuvre sur son terrain, elle rend bien, et puis il s'est toujours intéressé à l'art.
C'est pas une belle fable avant d'aller se coucher, ça?
Allez, ça suffit les histoires de trucs culturels, la prochaine fois on reparle de bite (à propos, Lenk est très connu à Berlin pour ses bas-reliefs sur la façade des bureaux de la TAZ : on y voit un homme aux jambes écartées, un immense pénis en érection se dressant sur quatre étages. L'oeuvre s'appelle Friede sei mit Dir, La paix soit sur toi, mais elle est plus connue sous le nom de Pimmel über Berlin, Zob au dessus de Berlin, un jeu de mots avec le titre allemand des Ailes du désir de Wim Wenders, Der Himmel über Berlin). En attendant, voici quelques sculptures de Peter Lenk. Bonne nuit.









5 commentaires:

  1. http://blog.pixelkollektiv.de/wp-content/uploads/2012/12/Karriereleiter.png

    :D

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    1. Oui, j'avais aussi trouvé ça assez marrant que le type se sente égratigné par une sculpture qui en fait ne le représente même pas (elle a été faite avant qu'il arrive à la tête de la IBB)...

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  2. Oui, je sais, mais elle lui ressemble quand même! C'est l'ironie de la caricature réussie...

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  3. Mais où est la photo du pénis de 4 étage?

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    1. http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/4/4e/Taz-gebaeude-paulo-olarte.jpg/220px-Taz-gebaeude-paulo-olarte.jpg

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