samedi 30 mai 2015

"C'est marrant, je t'imaginais pas du tout comme ça"

J'ai l'habitude d'être prise pour autre chose que ce que je suis. J'ai été à l'école dans un petit village, puis au collège dans une bourgade à peine plus étendue ; il y avait quelques HLM, un kebab, deux opticiens et pas mal de ronds-points généralement coiffés de sculptures douteuses. Le jogging s'y portait dans les chaussettes et la majorité des enfants avaient appris à conduire un tracteur avant même de savoir nouer leurs lacets. La Moselle profonde, quoi. J'étais celle qui portait des gilets en laine à l'époque des vestes de survêt Kappa, aux murs de ma chambre, il y avais des posters de Romain Didier, d'Agrippine et de l'OFAJ alors que chez mes camarades de classe, c'était plutôt les fiches chanson de Star Club qui primaient, je n'avais pas d'agenda mais un cahier de texte à spirales, et à l'âge des premiers bisous derrière les sapins de la cour de récréation, je construisais encore des temples en Légo. À la maternelle, je séchais une demi-journée de classe par semaine pour aller faire de l'éveil musical en Allemagne, où je dansais avec des foulards et j'apprenais à dessiner des clefs de sol. Je n'allais pas au catéchisme, je n'avais pas de pains au chocolat Pitch pour la récré, j'ignorais tout du Club Dorothée même s'il m'arrivait d'en regarder des petits bouts en cachette chez ma grand-mère, après le goûter. Je me suis habituée à être cataloguée comme la fille bizarre, ce qui ne m'empêchait pas pour autant, à l'école primaire, de jouer au basket et aux ennemis de la nature (un jeu qui consistait à arracher les feuilles des arbres et à écraser tous les insectes qui se trouvaient sur notre passage) avec les garçons. De loin, j'essayais de comprendre comment faisaient les filles populaires pour être populaires, je décortiquais leurs tenues, j'en faisais des croquis à la maison, je récupérais de temps en temps un vieux OK Podium et j'essayais d'en apprendre par cœur le contenu, je rêvais de baskets Fila et de t-shirts au dessus du nombril. J'étais estampillée ringarde, et ça me rendait dingue.

L'auteure, mécontente de sa robe ringarde
(1993)

Plus tard, j'ai changé de collège pour un établissement dans lequel je ne connaissais personne, et j'en ai profité pour faire la tabula rasa dont je rêvais. Je me suis mise à écouter clandestinement Radio Salü, j'ai découvert Madonna, Eiffel 65, Linkin Park et Robbie Williams, puis le rap, le shit et les Air Max (achetées avec de l'argent volé à ma mère) (pardon maman). Manque de bol, j'avais compris un truc de travers : pour une fille, c'était cool d'être amoureuse d'Eminem. Moi, je voulais être Eminem. Je m'entraînais à dire ses textes, je me suis coupé les cheveux court et j'ai arrêté de nouer les lacets de mes chaussures. C'est à ce moment-là que les choses ont commencé à se compliquer : avant, j'étais la première de la classe qui remportait les concours de lecture et dont le pantalon en velours côtelé était toujours trop court, j'étais facile à cataloguer. Mais là, avec mon pull Royal Wear et mes partitions de Beethoven sous le bras, j'envoyais des signaux contradictoires. Au cours du lycée et, plus tard, à la fac, j'ai été comme une éponge, absorbant du manga par ci, des Chants de Maldoror par là, me passionnant aussi bien pour l'apprentissage du latin que pour la musique des Dead Kennedys ou de Vitalic. Je ne comprenais pas les lois tacites qui disaient que les monomaniaques du jazz ne se mélangeaient pas avec les métalleux, et je ne comprenais pas cet acharnement que mettaient les métalleux à adopter tout un attirail qui les rendait immédiatement identifiables comme métalleux.

Don't judge a book by its cover

Aujourd'hui, si pas mal de choses ont changé dans mes centres d'intérêt (j'ai pris de la distance avec Rohff, par exemple), je continue d'amonceler les trucs contradictoires ; je suis prof de piano classique, je bosse chez Brain Magazine, je fais de l'illustration de temps en temps, je collectionne les gifs, je joue du synthétiseur dans un groupe, je porte parfois des vêtements assez ennuyeux, mais parfois aussi un justaucorps à paillettes, il m'arrive de passer la nuit et le matin et l'aprem et puis de nouveau la nuit en club, parfois je ne bois que de l'eau quand je sors, parfois des litres de bière et de schnaps bon marché, je me soigne à l'homéopathie et j'aime bien les légumes, mais j'ai aussi des tendances boulimiques avec le pâté et les Dinosaurus, j'aime me lever tôt pour travailler et j'aime aussi regarder des vidéos jusqu'au lever du soleil en fumant plein de cigarettes. Je suis mes envies et j'ai arrêté d'essayer de ressembler à des gens. Tout va bien, donc, quel bel épilogue, quelle ode admirable à l'éclectisme !

Oui, tout irait bien s'il n'y avait pas tous ces gens que je rencontre et qui se sentent obligés de me faire partager leurs verdicts sur ma personne. Toi à qui je parle cinq minutes dans une file d'attente et qui me dis "Tu as l'air d'une fille vraiment équilibrée", toi qui m'as vue en concert avec mon groupe et qui me dis "C'était vraiment cool, j'imaginais pas qu'une fille comme toi faisait ce genre de musique", toi qui me rencontres après avoir lu mon blog et me dis en cachant mal ta déception "Je t'imaginais moins sage", toi qui me retrouves avec stupeur dans un festival techno et me dis "Ah tu vas en club toi ? Je pensais que tu étais plutôt indie rock" alors que tu ne sais rien de moi, toi qui me refuses un stage de journalisme sous prétexte que tu as déjà eu une stagiaire qui venait de la musique classique et que ça s'est très mal passé, toi qui traînes dans les parages de mon cercle d'amis et qui me snobes pendant des mois jusqu'à ce soir où, complètement bourré, tu daignes m'adresser la parole, on discute jusqu'à l'aube, et tu finis par me prendre dans tes bras en disant "C'est fou, t'as un style tellement random, mais à l'intérieur de toi, c'est une mine d'or", et puis vous tous à qui je dis que j'aime ceci ou cela, et qui me répondez : "Ah bon, toi t'aimes ça ?". Alors oui, on se fait tous une cartographie express des gens qu'on rencontre, souvent fondée sur pas grand'chose, une marque de chaussures, un tic de langage. Mais putain, est-ce qu'il y a là de quoi se vanter ? Est-ce que je me permets de dire "Je t'imaginais vachement moins coincé du cul!" ou bien "Avec tes fringues de pouffiasse, j'aurais pas cru que tu t'intéressais à Rembrandt!" ou encore "C'est dingue, j'aurais jamais pensé qu'un mec comme toi pourrait avoir une thèse!" ? Sans même parler du manque de tact, vous ne vous sentez pas un tout petit peu concon de claironner vos jugements à l'emporte-pièce en ayant, par dessus le marché, l'impression de me faire un compliment ? Pensez ce que vous voulez, faites des catégories si ça vous aide à comprendre le monde, mais s'il vous plait, essayez de garder ça pour vous, merci.

Wow, truc de ouf, j'aurais pas cru qu'un mec gaulé comme toi
pourrait chanter aussi bien, je veux dire, allô, t'as pas de bras quoi.

BONUS :
L'auteure est ce genre de fille qui porte du mouton retourné, ne s'épile pas les sourcils et fait des selfies devant le distributeur de saucisse

16 commentaires:

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    1. On faisait des prises de kung-fu contre les troncs des arbres et tout.

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    2. Trop classe. Moi à cette époque je jouais juste à tintin avec une bande de garçons. Et j'étais le capitaine Haddock. A méditer...

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    3. Ah j'aurais bien aimé jouer à Tintin ! Dans ma cour de récré, les trucs qui primaient, c'était plutôt les chorés de Spice Girls et les bastons de Power Rangers.

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  2. C'est vrai que t'es sage putaî. Nan mais pas tant que ça. Rhaaa. Zut. Mon crâne.

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    1. Je sais pas, je suis sage ou pas ? Je sais plus, je crois que oui, oui je suis sage !

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    2. On a jamais baisé ni joué avec nos pipis? T'es sage alors!

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  3. c'est le problème avec l'éclectisme, les gens sont tous confus après.

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    1. Je sais plus trop quoi faire, moi. Un panonceau descriptif autour du cou, peut-être ?

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  4. Faut dire que la plupart des gens rentrent dans des cases pour ne pas trop en sortir. Si je puis me permettre.

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    1. Mais je suis aussi dans des cases, c'est juste que j'en ai plusieurs, je vois pas ce que ça a de si compliqué.

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  5. C’est dingue, je n’aurais jamais cru qu’une fille comme toi pouvait écrire un tel texte ! (je sais bien qu’elle est facile mais la tentation était trop grande et la perche volontairement tendue par tes soins trop accessible pour être évitée) (ceci dit je demeure persuadé que tu me pardonneras, vu qu’une fille comme toi a tendance à pardonner à les gens leurs réponses faciles)
    Concernant ton primaire je tiens à te faire remarquer que tu as bien de la chance d’avoir grandi quelques années après moi à quelques mille kilomètres de mes lieux d’épanouissement enfantin. Tes entomocides ne seraient jamais restés impunis ! Souviens-toi d'Albertin de Gibelote !
    Et enfin si je réagis aussi tard à ton billet c’est que je vadrouillais dans l’une des 7 mers, ce que tu aurais pu savoir si tu avais liké la page Facebook à Gonzague, ce que tu t’es bien abstenu de faire si j’en crois les informations prodiguées par Monsieur Montagne de Sucre, président directeur général et fondateur de ladite plateforme.

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    1. Tu n'as jamais jamais tué d'animaux quand tu étais petit ? Même pas mis rien qu'un tout petit doryphore dans une fourmilière, pour voir ? Ou regardé une limace agoniser au soleil sur le macadam ? TOUS les enfants font ça, je l'ai lu dans un livre de pédagogie.

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    2. Jamais d'insectes Madame. Trop petits pour se défendre ils ne m'inspirent que pitié et dégoût. J'ai cependant, je te l'accorde, décapité des canards à la hache et égorgé des poules et des lapins au rasoir. C'était le bon temps, celui de la campagne sauvage où il fallait se retrousser les manches pour se nourrir, pas comme de nos jours où la mort des petits animals tout mignons n'est même plus suggérée, elle est balancée aux calanques marseillaises, on mange de la viandasse sans avoir ce goût sucré et entêtant de sang sur les mains... Tout fout le camp, saloperie de modernité aseptisée.

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    3. Oh et tu as déjà aidé une vache à vêler, hein ? Dis ? Je devais avoir 7 ou 8 ans, c'était, la nuit, mon père est venu me réveiller et on est allés chez le voisin pour que j'assiste au spectacle. On a accroché des cordes aux pattes avant du veau et il est tombé dans une flaque de placenta devant nos pieds, puis on l'a essuyé avec de la paille, ça ne sentait pas très bon, c'était bien !

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