lundi 16 novembre 2015

L’émotion ordinaire de ceux qui n’y étaient pas

Vendredi 13 novembre, comme beaucoup de gens, je n’y étais pas. Je n’étais pas au Petit Carillon, ni au Stade de France, ni où que ce soit rue de Charonne, je ne connaissais personne au Bataclan, je n’y avais même jamais mis les pieds, et c’est tout juste si je savais à quoi ressemblait la musique des Eagles Of Death Metal. Identification zéro. Et pourtant, dans ce bar du XVIIIème, entourée de gens qui, eux non plus, n’y étaient pas, nous avons souffert, tous de manière différente. François Hollande, en sortant d’un centre d’urgence mobile peu de temps après l’évacuation du Bataclan, évoquait « une France qui […] exprime une émotion infinie à l’égard de ce drame ». Nous, nous n’étions pas la France, mais des individus qui buvaient du pinard, nous éprouvions non pas une émotion infinie, mais des émotions protéiformes et contradictoires. Alors comme ici, c’est mon blog, et qu’il faut bien que je me déverse quelque part, voilà mon petit récit individuel de mon vendredi 13 novembre à moi.

Emotion infinie, exemple 1


On fêtait les 30 ans de Chloé dans un bar, vers Porte de Clignancourt, parmi une assemblée joviale et homogène constituée de normaliens et/ou thésards à l’humour acerbe. Une fois les présentations faites, on enchaînait avec des blagues sur l’Holocauste, les traits d’esprit fusaient, tout comme les allusions masquées à tel ou tel auteur abscons. À 22h45, j’étais en terrasse et je tirais la première bouffée de ma première cigarette de la soirée. Les choses auxquelles je pensais à ce moment-là :
  • est-ce que qu’en mangeant trop goulûment mon oeuf cocotte à la cuiller à soupe, je ne me suis pas enlevé tout mon rouge à lèvres ? 
  • le type qui est debout en face de moi a des arcades sourcilières incroyablement bien sculptées, c’est dingue, on dirait Antinoüs, le mignon de l’empereur Hadrien 
  • où se trouve x en ce moment ? Lui arrive-t-il de penser à moi même si son coeur est pris et qu’il m’a éconduite la veille ? 
  • pourquoi, sombre conne, est-ce que tu penses à x maintenant ? Arrête de te torturer ! Espèce de merde ! Va te remettre du rouge à lèvres plutôt ! 
À 22h47, ma clope était presque finie, et j’ai eu le SMS de Hillel : « NE SORTEZ PAS CHECKEZ MON FB ET ALLUMEZ LA TÉLÉ ». Je souris — j’imagine qu’on l’a interviewé à propos de quelque sujet farfelu, qu’il passe à la télé et nous invite à regarder sa performance. Ma 3G rame, bah, qu’importe, ça peut attendre. Mais là, deux nouveaux messages, coup sur coup : « PLANQUEZ-VOUS ET DÉGAGEZ » puis « chopez le premier taxi et rentrez dans un appart ». Je rentre dans le bar, perplexe, me demandant quelle est cette mauvaise blague. Une légère agitation règne autour de la table ronde, quelques personnes se sont levées, une amie me happe : « T’as entendu ? Y a des attentats, là, en ce moment ». Les données se répandent de bouche à oreille — prise d’otages, bombes, 8 morts, 12 morts, 40 morts, Charonne. Charonne, c’est dans ce coin qu’étaient les anciens bureaux de Brain, le magazine pour lequel je bosse. Les uns aux autres, on se répète les mots, on relit inlassablement les mêmes informations sur tous les sites d’actualité, on éprouve le besoin de tout savoir, absolument, pour tenter de ressentir la dimension de ce qui est en train de se passer, mais aussi pour ne pas céder à la panique. Tout savoir à tout prix pour se rassurer, pour avoir l’impression de maîtriser la situation. On en est encore à tenter de comprendre les faits chacun à sa façon que déjà, d’autres verbalisent l’émotion sur les réseaux sociaux. Ce sont des adverbes grandiloquents, des statuts écrits en majuscules, des concepts abstraits, on nous mets des hashtags dans la bouche avant même que nous ne comprenions ce qui nous arrive (pour rappel, il était aux alentours de 23h30 quand #PrayForParis a commencé à se répandre sur les réseaux sociaux). Mais ce qui s’étalait autour de moi, dans ce bar et au long de cette soirée, ce n’était pas « l’émotion infinie », on n’était pas « horrifiés » par la « barbarie », on ne criait pas « #PortesOuvertes » dans un grand élan de solidarité collective. L’émotion infinie, elle était là-bas, sur les lieux des massacres, autour de ceux qui étaient directement touchés par les événements, ceux qui avaient du sang sur le t-shirt, ceux qui avaient marché sur un cadavre ; elle était aussi dans le reste de la France et du monde, chez ceux qui voyaient se dérouler les événements de loin, qui, au chaud dans leurs canapés, se prenaient les images choquantes en pleine gueule à la télé. Moi, avec mes amis, j’avais le cul entre deux chaises, on ne s’était pas pris de rafale de kalash, mais on était à Paris, dans un bar, et on n’avait foutrement aucune idée de ce qui était en train de se passer et de ce qu’il fallait faire. On n’était pas des saints ou des martyrs soudain libérés de leurs mesquineries et leurs névroses sous l’effet d’un événement à caractère exceptionnel, mais des individus qui essayaient de se démerder au mieux avec la situation.



Emotion infinie, exemple 2

Il y a eu le visage contrit du patron de bar, qui, ayant appris les nouvelles, est venu nous resservir à tous un verre de rouge en disant « C’est pour moi » mais qui ne voulait pas en resservir trop non plus, parce que bon. Cet ami qui s’est exclamé : « Eh, quoi ! On ne va quand même pas arrêter de picoler à cause d’une fusillade, hein ? », cette autre amie qui n’a plus touché à son verre, le regard figé sur un point imaginaire quelque part dans la salle. Le voisin de table qui finissait tranquillement sa planche de charcuterie pendant que, quelques kilomètres plus loin, des hommes tiraient à l’arme lourde sur d’autres hommes qui avaient peut-être eux aussi mangé des planches en terrasse juste avant de se faire assassiner. Aurait-il été plus décent de ne pas vider son assiette sous prétexte que des gens étaient en train de mourir ? Il y a eu aussi notre petit cortège de filles, qui préférions nous réfugier dans l’appartement d’une amie non loin de là ; et ce garçon qui nous a accompagnées en précisant : « Ce n’est pas pour faire le chevalier, c’est parce que j’ai peur ». Nous voilà tous avachis sur le clic-clac, et tandis que je réactualisais fébrilement mon navigateur toutes les deux minutes, un peu à l’écart, mes amies et le chevalier pleutre, couchés les uns à côtés des autres, parlaient sodomie en pouffant. Il y a eu aussi ce message plein de reproches d’un ami bourré habitant dans le XIème et qui avait traversé la ville alors que les attentats étaient encore en cours pour nous rejoindre au bar : « Putain dire que j’ai bravé tous ces dangers pour vous voir et que vous êtes parties comme ça… », l’envie de lui répondre qu’il était trop con, vraiment trop trop con de se balader à travers la ville avec 2g dans le sang et de faire du chantage émotionnel dans une situation pareille. Il y a eu la satisfaction égoïste de voir augmenter le nombre de likes sur mon statut Facebook « Je suis en sécurité, ne vous faites pas de souci », de sentir que des gens s’inquiétaient pour moi, même si, bon, les 20 premiers pouces venaient de vagues accointances qui ne connaissent même pas mon vrai nom de famille ; et puis la jalousie de voir que les autres croulaient sous les appels de proches et d’amis paniqués, et que moi, je n’arrivais même pas à joindre ma mère parce qu’elle n’est pas foutue de laisser son téléphone portable allumé quand elle-même ne s’en sert pas. Le sentiment d’injustice, aussi, que l’une d’entre nous connaisse quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui s’était échappé du Bataclan ce soir-là, une proximité avec les faits qui lui offrait la légitimité d’être plus dévastée et consolée que nous autres, parce que, par procuration, elle se retrouvait donc plus près de l’un des épicentres émotionnels des événements. Il y a aussi eu la générosité de Chloé, qui nous a donné les clefs de son appartement et qui, par politesse, est restée au bar avec ceux qui voulaient continuer à boire, même si elle avait probablement peur, elle aussi. Et, encore, la générosité de Chloé, qui a fait venir le reste de ses amis chez elle, et nous a offert à tous de dormir là, même si son appartement ne fait que 25 mètres carrés et que nous étions une douzaine. Il y a eu la crise d’un de ses amis, couché sur la mezzanine, qui essayait de trouver le sommeil alors que nous ne pensions qu’à rester vissés sur France Info, et qui s’est mis soudain à crier « Arrêtez ! Ça suffit ! Éteignez ça maintenant ! C’est n’importe quoi ! Ça ne sert à rien ! On est dans l’affect là, ça sert à quoi ? Ça va nous apporter quoi de réécouter les mêmes conneries en boucle toute la nuit ? C’est pas adulte, ça ! C’est pas adulte ! Enlevez le son ! Il faut qu’on dorme ! Ça ne sert à rien ! ». Certains continuaient de faire des blagues, de dire que c’était grâce à la qualité de leurs goûts musicaux qu’ils avaient échappé à une mort stupide ce soir-là, parce que bon, les Eagles Of Death Metal, hein… D’autres s’offusquaient, leur disaient de fermer leur gueule, certaines angoisses restaient muettes, d’autres sortaient, tonitruantes… Dans la rue, des voitures de police passaient lentement et diffusaient au mégaphone un message demandant aux gens de rester chez eux, deux amis ont décidé de reprendre la route malgré tout (« Non mais tu sais, lui, il a grandi à Beyrouth, m’a expliqué Chloé, les bombes, il connaît »), ils riaient de notre peur et s’en sont allés alors que la prise d’otages venait à peine de s’achever, que des rumeurs se répandaient sur un attentat aux Halles et que personne n’était en mesure de dire si d’autres terroristes n’étaient pas encore en goguette quelque part dans la ville. J’ai pensé un instant : j’aimerais tant rentrer avec leur taxi pour pouvoir enlever mes lentilles de contact à la maison. Elles me desséchaient les yeux, je n’avais pas mes lunettes sur moi — comment fait-on, dans une situation de crise, quand on n’a pas pensé à ramener ses lunettes ou son étui à lentilles ? Finalement, la peur d’une balle perdue l’a emporté sur celle d’une conjonctivite. Nous avons matelassé le sol tant bien que mal avec des draps et nous sommes partagé le clic-clac à cinq, privilège aux filles, ont décrété, un peu vieux jeu, les hommes. Mais, à ce moment-là, personne ne s’est senti le courage de se draper dans son féminisme pour protester. On avait trop sommeil, et ce geste chevaleresque nous arrangeait trop. Et puis l’ami qui avait fait sa crise quelque temps plus tôt est descendu de la mezzanine, et, tête basse, les mains croisées dans le dos, est venu se planter à côté de Chloé pour lui dire à voix basse qu’il était désolé. Qu’il était debout depuis 6h, qu’il était épuisé. Personne n’a songé un instant à lui en tenir rigueur.



Emotion infinie, exemple 3

Nous avons dormi tant bien que mal, quelques heures, et, une fois le soleil levé, il a bien fallu se réveiller, accepter la torgnole du retour à la réalité, reprendre cul sec le fil de ces 5 heures de tweets qui ne s’étaient pas arrêtés de défiler juste parce qu’on avait décidé de fermer les yeux. Un croissant sans saveur, un café granuleux, le ciel bas, les mines graves, le métro désert, les stations non desservies, les soldats armés de mitraillettes tout le long des quais de Gare de Lyon, puis le RER, la banlieue, les lieux des crimes qui s’éloignent, les membres qui s’ankylosent, et une tristesse indéfinissable qui ralentit tous les mouvements élémentaires du quotidien (appuyer sur le bouton de la porte, passer le tourniquet, monter les escaliers, fumer) — je ne me pensais pas particulièrement traumatisée, je n’aurais pas osé employer un tel mot, et voilà que, passé le périph, je n’arrivais soudain plus à poser un pied devant l’autre en sortant du train, et il me suffisait de tirer une fois sur ma clope, de prendre la première inspiration profonde de la journée, pour que mes larmes se mettent à couler. Etait-ce donc ça, la fameuse émotion infinie ? Après décortication méthodique, cette émotion était composée de :
  • ressassement incontrôlable du nombre de morts et des noms des rues frappées par les attentats 
  • sentiment de finitude aigu — ces gens étaient en terrasse, au stade ou à un concert et ne revendiquaient rien, strictement rien, d’où : ça aurait pu être moi 
  • résidu de chagrin d’amour à la relecture du sms inquiet envoyé par mon ex pendant la soirée des attentats 
  • tristesse plus ou moins désespérée selon les moments à l’idée que x quitte la ville dans quelques jours 
  • corollaire : auto-flagellation devant le constat qu’à peine mon coeur mis en friche, je ne peux pas m’empêcher de m’enflammer pour quelqu’un qui ne me rendra pas la pareille 
  • corollaire : envie de me foutre des baffes devant tant d’auto-apitoiement alors que des choses plus graves sont en train de se passer 
  • douleur insupportable dans les yeux, à la fois d’avoir scrollé trop longtemps sur un petit écran et d’avoir dormi avec mes lentilles de contact 

Quand j’arrive à la maison, mes colocataires sont dans mon lit, nus, béats. Engoncée dans un gros pull sous lequel, pourtant, je suis glacée, je suis obligée de les déranger, c’est vital, le chargeur de mon portable est à côté d’eux. Leur bonheur m’effare, je leur demande, interloquée : « Ça va ? », lui me répond en riant : « Ouais, pourquoi ? ». C’est vrai, pourquoi ? Ont-ils tort de ne pas se couler dans le #PrayForParis généralisé ? Faut-il s’arrêter de baiser parce que, quelque part, pas très loin, des terroristes ont tué des gens ? Ce matin-là, je ne sais pas quelle est la réponse adéquate à l’horreur ; baiser ne fera pas reculer Daesh, pas plus que de se recroqueviller dans un fauteuil en pleurant sur des chansons de Lou Reed. J’ai choisi la deuxième option, parce qu’à ce moment-là, je n’avais pas le choix. Mais demain, c’est décidé, moi aussi, je vais baiser, baiser pour expulser le poids qui plombe ma poitrine, baiser pour chasser le chagrin, baiser pour couvrir le bruit des sirènes, baiser pour ne plus avoir peur.

7 commentaires:

  1. Ce que l'on pense tous et que l'on n'arrive pas à exprimer aussi bien que toi!

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  2. Merci Amélie, venant de toi ça me fait très plaisir.

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    1. Non, merci à toi. C'est rare de lire des textes aussi honnêtes, qui expriment le fond des choses, sans maquiller ces pensées que l'on a tous, qui nous viennent, nous choquent, repartent, en font naître d'autres... l'étrangement humain.

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  3. ça n'est pas ce que je pense, mais c'est drôlement bien dit

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  4. Là-dessus j'ai trouvé que le billet de la meuf de girls and geeks expliquait bien le truc. À savoir que quand tu réalises que t'étais visé, bah tu te sens pas très bien.

    J'ai apprécié la lecture en tout cas.

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    1. C'est très juste. Par ailleurs, Titiou est un peu mon mètre étalon en matière de bloguerie.
      Merci en tout cas et des bisous à toi

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